Si la légende et la gloire de Jean Moulin doivent beaucoup à André Malraux et aux périodes magnifiques de son fameux discours (« Entre ici, Jean Moulin… »), celles de Missak Manouchian et de ses compagnons ont rencontré aussi des artistes d’exception. Le début fut terrible : la célèbre affiche nazie, « l’affiche rouge », était un acte de propagande ignominieuse, qui cherchait à stigmatiser et avilir ces hommes. Pourtant, elle fut sans doute à l’origine de leur renommée, dès l’année 1944, s’il est vrai, comme le dit Louis Aragon dans son poème, que
(…) à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Une renommée toute traversée d’héroïsme et de tragédie, propice à inspirer les artistes, qui n’ont pas manqué (et sans lourdeur patriotique) de mettre leur puissance créatrice à son service. Une chronologie ainsi se dessine, qui fait partie de cette campagne de propagande nazie, mais surtout de la lettre d’adieu de Manouchian (Fresnes, 21 février 1944), et va jusqu’au portrait de Missak Manouchian par Ernest Pignon-Ernest, en passant par le poème d’Aragon, le film de Robert Guédiguian et quelques autres contributions (celles de Didier Daeninckx, Patrick Raynal… sans compter, depuis l’annonce de la « panthéonisation », les publications qui se bousculent pour raconter, analyser et rendre hommage ). Petit retour sur les jalons essentiels d’une poétique de l’engagement et de la destinée tragique.
La lettre de l’ami, du mari et du camarade
Le tout premier chef-d’œuvre est signé Missak Manouchian lui-même : c’est sa lettre d’adieu, remise à son épouse, écrite par l’intéressé quelques heures avant d’être fusillé avec ses compagnons d’armes. On y trouve les formules qu’Aragon reprendra presque telles quelles : « Bonheur à ceux qui vont nous survivre… Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer dignement notre mémoire… Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand… ».
On y trouve aussi ces phrases poignantes où, s’excusant d’abandonner sa femme à son sort, il la prie de se marier, « sans faute », après la guerre, « avec quelqu’un qui peut te rendre heureux » (…), « et d’avoir un enfant pour mon bonheur ». Une prière si belle, si tragique et si élevée que Mélinée sa « petite orpheline bien-aimée », peut-être par le mystère d’une fidélité paradoxale et néanmoins absolue, n’exaucera pas.
On apprend que cette fameuse lettre n’arrivera à son destinataire qu’après la guerre, et qu’Emmanuel d’Astier de la Vigerie sera le premier à la publier, dans son journal tout juste sorti de clandestinité : Libération.
Héroïsme et poésie épique
Jean-Pierre Sakoun préside l’association l’Unité Laïque, qui a porté la candidature du couple Manouchian au Panthéon. Pour lui, ces résistants étrangers permettent aux artistes de « renouer avec cette tradition française qui, à l’héroïsme allié à la littérature et à la beauté des mots. » Une littérature épique qui, sans remonter jusqu’à La chanson de Rolanda reçu ses lettres de noblesse chez Victor Hugo.
L’historien Pascal Ory, engagé dans le même comité de soutien, surenchérite : « Qu’est-ce qu’un héros ? Une figure parfois idéalisée, mais en tous cas une figure exceptionnelle proposée à des gens qui ne le sont pas, à savoir nous-mêmes. Il faut comprendre qu’être le responsable militaire des francs-tireurs partisans main d’œuvre immigrée (FTP-MOI) pour la région parisienne, c’est la mort quasiment certaine. Ils sont vraiment en première ligne, comme s’ils se battaient à Stalingrad ou en Normandie. Ou, Manouchian se définit d’abord comme un poète. Un poète qui est aussi non seulement un ouvrier mais encore un homme qui va jusqu’au bout de son engagement politique. Au fond, il n’est pas étonnant que deux autres poètes, Louis Aragon et Léo Ferré, aient recueilli sa voix et l’étaient fait porter jusqu’à nous. »
Séquence mémorielle et cinéma
En septembre 2009, l’Armée du crime, film de Robert Guédiguian, est projeté sur les écrans. Quand le Président de la République prend la décision de « panthéoniser » son personnage, le réalisateur revient (chez France Inter et dans les colonnes de Télérama) sur les raisons de son admiration et son désir de metteur en scène. Un internationalisme, bien éloigné du stalinisme, un universalisme à échelle humaine, telle était l’idée qui animait l’engagement de ces jeunes gens.
« Pour ma génération, Missak Manouchian était un modèle d’identification extrêmement fort. Quand j’avais 14 ans, je voulais lui ressembler. Je suis arménien et ma mère allemande. Sachant qu’au moment de mourir il avait écrit « Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand » : je gagnais sur tous les terrains ! D’autre part il était communiste, avec une dimension internationaliste : bien je suis arménien, mais ce n’est pas une revendication communautaire. Manouchian se battait pour des valeurs universelles. Lui et ses compagnons se réclamaient de l’internationalisme prolétarien de l’époque.
« Je rêvais donc d’être ce héros, jeune, poète et féru de littérature, qui ne voulait la mort de personne, qui avait même essayé d’organiser la résistance sans avoir à tirer un seul coup de feu. C’était son obsession. Il y a d’ailleurs une scène qui l’évoque dans mon film. Manouchian vient voir Mélinée et il pleure parce qu’il a été contraint de tuer. Je pense aussi, d’ailleurs, qu’il est important, aujourd’hui, de rappeler que cela pouvait aussi être ça, l’idéal communiste. Ces gens n’avaient aucun rapport avec Staline, rien à voir avec les régimes de la Corée du Nord ou de la Chine. Ils avaient une grande idée du collectif. »
Un portrait pour réhumaniser le prisonnier meurtri
Ernest Pignon-Ernest est bien connu pour ses dessins fragiles, sur des papiers grand format affichés sur les murs de nos villes. Il est l’un des précurseurs d’un art éphémère, l’art urbain, qui exalte la mémoire, les événements les mythes. Ses dessins de Rimbaud ou de Pasolini sont devenus des icônes mondiales. Né en 1942, il passe son enfance dans un village de l’arrière-pays de Nice encore marqué par les traces de l’Occupation. « Le maquis était constitué de jeunes Italiens qui ont été fusillés. Certains n’avaient que dix-huit ans. Ce drame à l’université chez moi, très tôt, la Résistance et l’apport de l’immigration. »
L’artiste est l’auteur des quatre grands portraits de Jean Zay, Germaine Tillion, Pierre Brossolette et Geneviève de Gaulle-Anthonioz, qui étaient exposés devant le Panthéon pour la cérémonie d’entrée de ces quatre grands résistants, en 2015. On sait moins qu’il avait également réalisé un portrait de Missak Manouchian dont il a fait don, à l’époque, avec les quatre premiers, au musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne.
« Les photos (prises après son arrestation et celle de ses compagnons) visaient à les déshumaniser. Vous savez, explique l’artiste, qu’un dessin à la possibilité d’exprimer plus que ce qui y est figuré. Il exprime le dessein (le projet) : le mien, en 2015, était de ramener sur le visage de Manouchian l’humanité que les photos tentent d’éliminer. Aujourd’hui, pour incarner cette victoire qu’est sa réception au Panthéon, je pourrais certes faire un portrait plus apaisé. On connaît quelques photos où l’on voit un bel homme souriant. Ce nouveau portrait montrait l’homme, et ce que représentait pour lui ce choix existentiel : risquer sa vie pour notre pays. Son destin est là pour nous rappeler que même des tragédies de cet ordre sont porteuses d’espoir. Avec ses compagnons, Manouchian enrichit notre société d’une histoire d’une telle densité ! Cette histoire nous reconduit à notre humanité. »
Et les mornes matins étaient différents
Louis Aragon, Strophes pour se souvenir (mis en musique et chanté par Léo Ferré sous le titre « l’Affiche rouge « ) dans Le Roman inachevé (1956).
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